[9] Sugar Bulldozer

Avant-hier, le Bulldozer débarque dans ma chambre aussi chaude qu'un sauna, et alors que je suis encore endormi, les premiers mots que j'entends sont : Tu sais, je crois pas que ta mère va s'en sortir, elle souffre, elle a encore très mal dormi, je crois que dans deux mois, elle sera morte...
Ambiance, ambiance...

Certes, l'insuffisance respiratoire gagne visiblement du terrain, moins par le cancer qu'à cause de l'emphysème dû à 40 années de tabagisme; certes le suivi médical est déplorable et maman n'a ni corticoïdes, ni bronchodilatateurs et chaque "effort" (aller de la chambre au salon...) provoque un terrible essoufflement. Ca me rappelle le défunt père de maman, lui aussi fumeur, lui aussi atteint d'emphysème...

Mais Sugar Bulldozer confond son pronostic médical, avec ses propres peurs. Dans sa tête, tout se mélange, et son alarmisme, son pessimisme sont vraiment décourageants par moments.
Mais en même temps, le Bulldozer est d'une dévotion sans limite pour maman. Toujours aux petits soins pour elle, il court à gauche, à droite, il ne se ménage pas, il se montre vraiment bon, malgré son genou flageolant, son âge avancé, et son coeur fragile dont il se fiche comme de sa première gourmette.

Mais en situation de Crise majeure, dès qu'il s'agit de prendre des décisions importantes, le Bulldozer mute en Sugar Bulldozer.
Incapable de poser les choses, d'objectiver, de relativiser, de planifier. Il change d'avis toutes les 2 heures. Et puis, il "pleurniche", il "étale" la maladie de maman à qui veut l'entendre ou pas l'entendre (alors qu'elle au contraire exige un total silence radio à l'entourage), en clair, son pathos exubérant - que je crois vraiment sincère - m'agace bien plus qu'il ne m'émeut. Divergence culturelle et générationnelle...

Au fond, Sugar Bulldozer est un vieux soldat désespéré, se battant pour une bataille qu'il croit déjà perdue.
Et incapable d'accepter que sa femme, de 20 ans sa cadette, puisse surement partir avant lui.
J'admire son engagement, comme j'exècre son désespoir nu, et ce mouvement de balancier pompe mon énergie et use ma bonne volonté.
Mais qu'est-ce que je peux y faire, à part m'accrocher à l'idée de ce qui est mieux pour maman... Sugar Bulldozer va avoir 80 ans. Ce n'est pas à cet âge-là qu'il deviendra posé et raisonnable... il sera comme ça jusque bout.
Agaçant, infatigable, excessif, dévoué.